PETIT HOMME

Salut petit homme, toi qui fus mon père. Tout avait assez mal commencé pour toi. Né pendant la grande guerre d'un père trouffion en garnison à Mannheim* et d'une mère que j'ai peu connue, qui n'a jamais été vraiment ma grand-mère, je veux dire une grand-mère qui avait toujours quelques bonbons, tu sais, cette femme pauvre* à qui il restait toujours quelques pièces à donner aux gosses pour aller à la kilbe* à Zillisheim*, qui avait toujours derrière sa commode une canette de Mutzig Old Lager quand je venais lui rendre visite, qui savait chanter, j'en passe. Ta mère, on l'a peu vue, et toi aussi. Qui saura jamais ce que tu as dû endurer pendant ces années entre le soldat de l'armée d'occupation de la Ruhr, plus tard garde forestier comme ses ancêtres, mort en 41 d'un cancer du poumon, probablement picoleur, et sa femme qui plus tard a divorcé, t'a largué dans un internat, que tu n'as revue qu'une fois en 5 ans d'adolescence. Ces deux lamentables t'on légué ton petit corps chétif et cette tristesse dont tu t'évadais pourtant volontiers.

Petit homme. qu'avait-tu donc fait, si petit, pour mériter ça. Rien, bien sûr. A 8 ans, tu es à Strasbourg Neudorf, ne parlant pas encore un mot de français. tes bulletins attestent de tes progrès rapides, de ton caractère travailleur, assidu, de ton intelligence. Tu trouves enfin un monde acceptable : la justice règne ici, à l'école ces gens-là sont corrects avec toi. Tu crois que la justice existe et tu t'accroches... aux chiffres de tes notes, dont tu ne te déferas jamais. Tu crois qu'il suffit de faire tes devoirs pour qu'on te récompense, tu y croiras trop longtemps. Et pourtant...en 38 tu es soldat avec les francais, jusqu'en 40, où déjà tu dois ruser pour ne pas être prisonnier, tu échappes aux allemands en désertant, comme la moitié de l'armée en juin 40.

Petit homme. Rusé, tu l'as été encore quand pendant la débacle des allemands sur le front de l'Est, tu n'as échappé aux russes qui étaient à l'autre bout de la rue, à Tambov* et à une mort probable, en te faisant passer pour malade... déjà. Oui, tu as cru à la justice, mais sans exagération, il faut bien l'aider parfois un peu en trichant, pour survivre.

Tu as eu ensuite de la chance, pour compenser tes débuts difficiles. Tu as rencontré ta femme, le plan gouvernemental pour l'habitat, le plein emploi de cette époque et une santé dont la fragilité n'a jamais été qu'un trompe-l'oeil. Tu t'es faufilé dans la vie, tes qualités de loyauté, d'honnêteté, d'intelligence ont fait merveille pendant longtemps dans ta famille et ton travail. Mais en 74, après 41 ans de travail, ces salauds t'ont dit un vendredi soir à 5 heures que ce n'était plus la peine de revenir lundi. Et toi qui croyais trop à la justice (par mauvaise mémoire sans doute), tu t'es assis pour ne plus jamais te relever.

Petit homme. Je ne crains rien de mes chromosomes qui t'ont fait triste, car il me suffit de penser à ta très exagérée tristesse pour être gai, à ton pessimisme (par mauvaise vue ?) pour être optimiste. Il est en effet très triste de ne s'occuper que de soi. Dès l'instant même où tu as eu tout le temps pour ne faire plus que cela, tu n'as plus cessé d"être malheureux. Je n'oublierai pas la leçon. Quand je te revois assis dans ton fauteuil, je me lève et je vais marcher. Quand je pense à l'injustice, il me vient aussitôt  à l'idée qu'un homme désobligé est un homme libre. Ta vie aura bien montré qu'après la dureté, après ces sombres années où tonnait encore le canon et où le lait et l'affection ont dû manquer pendant longtemps, peut exister le bonheur. Je n'ai pas supporté ta paresse à la fin de ta vie et ton obstination à t'apitoyer sur toi-même. Etait-ce un retour à ce qui avait été un peu efficace en 1917 ? J'ai souvent mal au dos mais ton souvenir me permet d'en rire. Ton manque de courage a été parfois une vraie curiosité de la nature, par son excès. Mais tu n'en as pas toujours manqué. Je te revois rentrant du travail sur ta mobylette, dans la nuit, tes lunettes toutes embuées et ton imperméable trempé. Et il t'a surement fallu du courage pour continuer à élever ta marmaille, la supporter et lui apporter la becquée.

Né sous un ciel maussade avec bruits d'averses de fer, tu connus ensuite un temps plus variable mais brumeux, puis encore deux méchantes averses. Suivit un temps plus doux avec beaucoup d'éclaircies. Dans la soirée, erreur d'interprétation de la météo vue à travers tes lunettes obscurcies par la poussière.

Tu te complaisais souvent dans l'idée que tu avais fait ton devoir, de père entre autres. Je pense qu'un père ne peut au contraire qu'être toujours insuffisant, que ses enfants ne peuvent qu'être déçus. Ils souhaiteraient toujours avoir un plus fort qu'eux, qui les protège, qui leur déblaye la route. Mais devenir adulte, c'est précisement se retrouver tout nu, faible, seul, sans le protecteur que tu n'as pu être longtemps pour chacun, parce que tu n'étais pas riche, parce que tu as été vite dépassé par les évènements.

Petit homme. Repose en paix, sous cette bois de croix curieusement perdue dans tous ces cailloux. Tant que je vivrai, il y aura là du bois, de celui dont était faite la mandoline dont tu jouais, qu'un soldat français t'a volée à la libération, de celui dont sont faites les guitares dont je joue. Ta musique a traversé les ans, elle est encore en moi, comme toi je pince les cordes, mes trois femmes préfèrent les frapper ou les frotter, mais c'est moins beau, n'est ce pas. Quand j'avais douze ans tu m'as appris le jeu d'échecs, j'ai gardé ce vice dont j'use quelques minutes tous les jours.

Candidat Willy*, cesse maintenant pour toujours d'être anxieux. Nous avons pesé le pour et le contre, nous avons fait tes comptes. Nous garderons pour toujours le souvenir d'un homme loyal et droit, bien qu'un peu courbé. Nous te déclarons reçu à l'examen, avec une note nettement supérieure à la moyenne, au diable les chiffres, avec mention très honorable. Paix à ton âme.

                                                                    Dominique.

 

Cette femme pauvre : il parle ici de notre grand-mère maternelle

Kilbe : Dans les villages d’Alsace la Kilbe, qui avait lieu une fois par an, était la fête familiale par excellence. Les familles se retrouvaient à la foire-kermesse. Des produits du village ou du hameau voisin étaient exposés par les artisans. Les réjouissances se terminaient par un bal.

Tambov : ville russe. Incorporé de force dans la Wehrmacht en 1943 comme 103 000 Alsaciens et 31 000 Mosellans, il a été mobilisé sur le front russe.

Willy : mon père, né en Allemagne en 1916 se prenommait , Otto Nicolaus Wilhelm. (Othon Nicolas Guillaume quand il devient français en 1919 et le redevient en 1945). Son prénom usuel étant Wilhelm (Guillaume) on l'a toujours appelé Willy.

Papi bicyclette 2.jpg, déc. 2021
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